Le monde de Delphine Pouillé est un univers de formes molles faisant appel au sens tactile et corporel. Entre dessin et langage sculptural, les pièces de cette artiste peuvent être lues comme des structures kinesthésiques de signes libres qui semblent vouloir s’échapper du lieu qui leur a été assigné. À mi-chemin entre le tracé pictural et la sculpture, ses installations s’articulent entre la fragilité du papier et la force du volume. C’est le cas de l’oeuvre intitulée Inquietud, où une figure stylisée renvoie à des formes primitives et schématisations préhistoriques auxquelles l’artiste est arrivée spontanément – et à partir desquelles s’est développé son intérêt récent et sa recherche autour de l’art rupestre levantin –, ainsi qu’à toute une série de symboles davantage liés à des processus intuitifs et gestuels qu’à certains principes formels. Le titre choisi en espagnol par l’artiste – inquietud – devient ici un mot aux réminiscences littéraires évocatrices qui renvoient à deux significations bien distinctes : d’un côté, la nervosité et l’inconfort, et d’un autre la curiosité et l’intérêt pour quelque chose. Un terme qui peut donc générer plusieurs champs sémantiques et différentes possibilités de lecture, comme dans le travail de Pouillé. Plus précisément, cette pièce permet d’observer, plutôt qu’un malaise dans sa forme, un inquiétant intérêt, à travers son étrangeté éthérée. Ce n’est pas la première fois que l’artiste utilise ces graphismes schématiques liés à l’acte inné de tracer un dessin, puisqu’ils apparaissent dans certaines de ses oeuvres des trois dernières années, comme par exemple dans Tatami (2021), où elle fait également allusion au domaine sportif et à certains éléments de gymnastique en référence directe au corps et à la physicalité. Ses toiles deviennent ainsi des espaces élargis qu’elle conçoit et remplit elle-même avec différentes matières qu’elle écrase, modèle et piétine. Car dans le travail de cette artiste, il y a quelque chose d’artisanal, une revendication pour ce qui est touché et manipulé lorsqu’elle réalise une grande partie de ses installations qui semblent devenir de prodigieux totems domestiques.


Tout comme Eva Hesse a découvert les possibilités changeantes et malléables du latex liquide, le chromatisme de la fibre de verre, les caoutchoucs, et les résines qui lui ont permis de donner à ses pièces des nuances versatiles et des possibilités spatiales infinies, cela fait des années que Delphine Pouillé utilise la mousse polyuréthane comme matériau de prédilection. Précisément pour tous les effets plastiques que cette mousse industrielle permet, toujours proches de l’incident, de la déformation et de l’imprévu. Elle parvient ainsi à créer des organismes étranges, presque prothétiques, ou des extensions d’autres corps – A Jaco? (2003) ou Artificial Creatures, (2013) –, comme dans certaines de ses premières performances qui, au fil du temps, ont dérivé vers d’autres techniques et d’autres langages. C’est peut-être en effet cela qui intéresse Pouillé : partir d’un endroit pour arriver à un autre. Nous ne pouvons pas non plus passer à côté de la dimension performative présente dans toute l’oeuvre de Delphine Pouillé depuis le début de son parcours. Car si l’artiste a déjà mêlé le langage sculptural à la dimension corporelle et physique dans certaines de ses actions – Umbilical Parade (2012) ou Rolling up Parade (2013) –, c’est peut-être maintenant, avec la pièce Inquietud réalisée pendant sa résidence à la Casa de Velázquez, qu’elle est devenue davantage consciente de l’identité performative qu’elle confère à la quasi-totalité de ses pièces : au moment de leur conception – la dimension physique du processus –, mais aussi lors de leur présentation : des propositions créées pour être utilisées, expérimentées et même altérées, où elle déploie un subtil sens de l’humour.


L’artiste a souvent expliqué comment, tout au long du processus de réalisation de sa production plastique, elle accorde une grande importance à la rencontre fortuite, à la magie du hasard qui survient dans l’atelier lorsqu’elle réutilise des matériaux issus d’expérimentations ; des éléments résiduels qu’elle utilise pour inventer de nouvelles propositions plastiques. Cette recherche et cette fascination pour les restes d’atelier nous font penser aux sculptures réalisées depuis la fin des années soixante par l’artiste Cecilia Vicuña, de petits autels reconstruits avec des matériaux trouvés dans la nature et qu’elle qualifie de précaires. Ainsi, elle déploie tout un langage original de formes réalisées avec des matériaux simples et des rebuts, car l’utilisation de matériaux trouvés – ce que l’artiste chilienne appelle basuritas (petites ordures) – est aussi une manière de révéler les significations et les forces de ces éléments considérés comme jetables par les logiques accélérées de la consommation et du profit.


De nombreuses propositions de Delphine Pouillé font également appel au sens de la verticalité et de l’horizontalité lors de leur présentation, pour se concentrer sur l’utilisation de matériaux plus évocateurs ainsi que sur des éléments conceptuels basés sur l’émotion et la sensualité, à travers des formes plus ouvertes et poétiques. Cela rappelle, par ailleurs, de nombreux artistes qui dans les années soixante ont commencé à utiliser un langage sculptural marqué par un intérêt pour la recherche de matériaux plus souples, ou plutôt par la séparation entre la matière et la forme. En résulte un corpus d’oeuvres portées sur l’imagination et l’expérience sensorielle, bien que nombre d’entre elles – Louise Bourgeois, Lynda Benglis ou Yayoi Kusama – fassent aussi allusion à la sérialité et à la géométrie, mais à travers des langages plus spontanés mettant en valeur le processus en tant que partie de l’oeuvre. Ces artistes utilisaient de nouveaux matériaux et objets renvoyant à des éléments quotidiens ainsi qu’au corps et à ses fluides, pour mettre en évidence un processus lié à l’intuition et à la mémoire, en faveur de l’usage de matériaux malléables, changeants, apparemment plus vitalistes et plus proches du spectateur.


Comme on l’observe, les oeuvres de Pouillé dépassent par leur forme le simple statut d’objet pour créer des effets organiques grâce à un matériau si souple qu’il permet de laisser des traces expressives après l’avoir travaillé, comme par exemple dans Enough for Today (2021) : une structure formée par trois éléments que l’artiste a conçue pour un espace extérieur et où l’air frappe les textiles, tel l’étendard original d’une ancienne civilisation inconnue. L’artiste met ainsi en valeur des textures, des couleurs et des formes qui font appel à des propriétés tactiles et sensorielles ; des matériaux capables de briser définitivement certaines catégories pour devenir d’étranges anthropomorphismes qui jouent avec le fait de paraître mou tout en étant dur.


Ce retour à la recherche du langage sculptural à travers la matière est aujourd’hui devenu un axe sur lequel portent de nombreux travaux d’artistes différents. Des propositions en résonance avec ce courant initié dans les années soixante, mais avec toutes les nuances différentielles induites par le passage du temps, puisqu’il ne s’agit pas d’une relecture, mais plutôt de créer des formes libres, éparses et transversales qui naissent d’une pensée fluide contemporaine. Une pensée comme celle de Delphine Pouillé, qui part du plus simple pour recomposer un univers de matérialités optiques infinies. Il y a dans son travail un désir de transgresser les principes de base de la plasticité et une certaine insouciance dans ses tentatives de créer des formes qui sont autre chose que ce qu’elles semblent être. Étirer, découper, coudre, peindre, presser, sont quelques-unes des actions présentes dans son processus expérimental, comme si ses oeuvres s’adaptaient à chacune des circonstances grâce aux possibilités infinies de l’imagination.



Tania Pardo, Le processus élargi de Delphine Pouillé

Texte figurant dans le catalogue Casa de Velázquez - Académie de France à Madrid 2023

Tania Pardo est commissaire d’exposition et directrice adjointe du Museo CA2M, Centro de Arte Dos de Mayo, Madrid

Merci à Macarena Burgos pour la traduction