L’œuvre sculpturale de Delphine Pouillé s'invente au gré des résidences et des caprices de la mousse polyuréthane dont elle emplit des patrons de tissus colorés aux contours anthropomorphiques pour les suspendre dans la galerie, le parc ou la vitrine, dans un geste à la fois burlesque et poétique.



Eva Hesse, interviewée par Cindy Nemser dans le Woman’s Art Journal en 19701, quelques semaines avant sa mort d’une tumeur au cerveau, dit à propos de savoir si son œuvre était féministe ou pas : “La façon de défaire la discrimination dans l’art, est par l’art. L’excellence n’a pas de sexe.” En ce qui la concerne, on peut dire que l’histoire lui donna raison.

Delphine Pouillé, comme Eva Hesse, est une artiste plasticienne qu’on peut affilier, du point de vue critique, au mouvement post-minimal —exactement 50 ans plus tard— et qui ne parle pas du genre dans son travail, détail important dans notre époque obnubilée par les identités (moi la première). Il est amusant de noter que comme Hesse avec le latex, Delphine Pouillé est obsédée par un matériel également industriel, également peu conservable, qui est la mousse polyuréthane. J’arrêterai là la comparaison plastique avec Hesse : cependant, j’insiste sur une généalogie qui me paraît toujours importante de mentionner quand il s’agit d’artistes femmes : car l’entrée des femmes dans l’histoire de l’art  ne va toujours pas de soi. Et certainement, aux côtés d’Eva Hesse ont œuvré beaucoup de femmes à diversifier le champ du post-minimalisme et à en complexifier les enjeux, pour voir seulement une d’entre elles se voir couronnée, en partie à cause de sa mort romantique.


Delphine Pouillé est bien vivante : et elle mène depuis une solide décennie une carrière de sculptrice en cherchant (et en trouvant) activement des contextes à même d’offrir les cadres adéquats pour sa pratique, Pour commencer, Delphine travaille beaucoup in situ. Les résidences, espaces et situations sont le début d’une réflexion qui mène le plus souvent à des installations singulières, à même de mener un dialogue précis parce que révélateur avec l’espace. Dernièrement, la figure suspendue a pris une place toute particulière dans le vocabulaire sculptural de celle qui dit “ne pas penser en termes de murs”. Ces figures sont réalisées au moyen d’un procédé que Delphine travaille depuis 2016 : elle réalise des patrons dans du tissu qu’elle remplit de mousse polyuréthane pour les aplatir ensuite —au rouleau ou en n’hésitant pas à donner de sa personne, quitte à piétiner ou s’allonger sur les surfaces (comme dans Nageurs fossiles, 2020), c’est selon. La mousse s’aplatit avec plus ou moins de docilité, encore une fois selon la taille des motifs réalisés : il s’agit d’un travail de force qui nous renvoie encore à l’histoire de l’art, à une croyance qui penserait que les femmes ne font pas un travail “physique” avec le matériau (et qui perdure de nos jours). Une fois le matériau aplati, l’excédent de mousse déborde par le conduit de tissu, laissant un bord plus ou moins irrégulier. De même, la mousse transpire souvent au travers du tissu, selon sa densité : les lycras se laissent déborder, les toiles fines se fripent, les tissus épais de coton jaunissent lorsque la mousse sèche et prend la lumière. Le résultat rappelle inévitablement la peau, surtout que les motifs de Delphine ces derniers temps sont tous rattachés à la même forme humanoïde, issue d’un croquis de 2018, inspiré d’équipements sportifs repérés en Corée lors d’une résidence en 2017.


Le croquis de 2018 présentait une silhouette vaguement humaine, debout, jambes maigrelettes et torse carré, bras levés au ciel : j’avoue y avoir décelé au début la forme d’un appareil génital féminin, trompes de Fallope joyeuses et utérus costaud (rappelez vous, je suis obsédée). Peu importe : ce dessin évolua bientôt en un labyrinthe de couloirs, tripes, lignes, explosant ce que le corps pouvait avoir de discernable pour devenir abstraction pure, réseau de motifs destinés à être gavé comme des oies courageuses par toujours plus de mousse : car les réalisations de l’artiste s’étendent maintenant sur plusieurs mètres, rendant la réalisation difficile, la manufacture approximative et frustrante (le lycra a une fâcheuse tendance à rétrécir et à se livrer en mesures farfelues), le transport une fois fini quasi toujours impossible. De toute façon, la mousse (comme le latex) vieillit mal : tout le monde lui a dit depuis les beaux-arts. Les visiteur.e.s du parc où elle a exposé une de ses dernières créations, Enough for today, 2021, à Bruxelles, ont partagé sans doute cette opinion pour le temps présent, emportant des petits morceaux de tissu de la pièce, se suspendant pour les tordre aux barres de la sculpture, ou l’utilisant comme cage de foot ou paravent. De cette œuvre l’artiste a produit un texte, qui détaille ses galères et frustrations lors du montage de l’œuvre. Une sorte de récit à la Buster Keaton qui restitue cependant de façon très libre et honnête l’investissement, la difficulté d’être une femme artiste post-minimale de milieu de carrière, aidée à l’occasion par son papa et lâchée par ses potes au moment de prêter la camionnette. Et que dire du gérant du Airbnb qui n’avait pas prévu les barres de métal de quatre mètres de long bloquées dans la cage d’escalier.


Une sorte de collaboration inter-espèces dans le sens Harawayen du terme qui fait néanmoins naître ce que l’on attend du post-minimalisme dans le sens le plus noble du terme : une véritable expérimentation du matériau qui fait naître la sensation troublante de l’uncanny, qui transforme le matériau jusqu’à le rendre méconnaissable, qui nous fait prendre conscience de notre corps par la confrontation de celui-ci dans l’espace : même à distance, l’effet est troublant. Car les dernières œuvres de Pouillé, (heureusement pour les vandales) sous l’effet des derniers (on l’espère) confinements pour cause de Covid, sont présentées dans des vitrines. Dans Relâche, 2021, un de ses dernières productions, le bonhomme/utérus d’un orange pétant et aux jambes/vagins de plusieurs mètres de long, a trop mangé/est enceint : la mousse polyuréthane pas encore sèche s’est tassée dans son estomac/col car l’artiste a dû le suspendre sur la tringle rapidement pour obtenir la courbe des jambes. Mais l’accident est heureux : l’effet comique, avenant. Combien de passant.e.s auront été conforté.e.s par la rougeur et le corps boudiné de la vitrine de boutique délabrée du centre de Clermont-Ferrand? Pouillé n’hésite pas à s’emparer de contextes peut-être jugés par d’autres artistes comme trop périphériques, trop loin des “centres”, du “marché”, de la “visibilité” : elle fait beaucoup exister son travail par le biais de résidences, d’appels à candidature, qu’on pourrait croire réservés aux jeunes artistes, mais qu’elle fait fructifier avec générosité, loin d’un snobisme qui qualifie trop souvent le monde de l’art des capitales —sec comme les peaux fripées par la mousse qu’elle écrase inlassablement à coup de rouleaux et de sautillements énergiques dans les ateliers de France, de Navarre et plus loin encore, mis gracieusement à disposition de sa furie créatrice.


En 1965, Hesse écrit dans une lettre à son amie Ethelyn Honig2 : “une femme est désavantagée dès le départ… elle manque de la conviction qu’elle a le “droit” de réussir. Il lui manque aussi la croyance que ses succès aient une quelconque valeur (...) Une force et un courage fantastiques sont nécessaires. Je puise dans cela continuellement. Ma détermination et volonté sont immenses, mais je me confronte souvent à un certain manque d’estime de moi qu’il semble toujours difficile de dépasser.” En pensant aux mots de Hesse, et en souhaitant à Delphine Pouillé le succès, contemporain ou posthume, de son illustre prédécesseure : peut-être Relâche, la grosse créature molle de la vitrine de Clermont-Ferrand, faisait-elle allusion aux corps affaissés post-confinements. Mais pour ma part, j’y vois aussi un clin d’œil aux processus toujours plus libres et expansifs d’une artiste qui justement, par sa volonté inébranlable d’exploiter à fond tous les contextes possibles pour donner de nouvelles opportunités à sa pratique, ne lâche rien.



1. Nemser, Cindy (2007). "My Memories of Eva Hesse". Woman's Art Journal. Old City Publishing, Inc. 28 (1): 27. JSTOR 20358108.

2. Lettre citée sur Wikipedia: https://en.wikipedia.org/wiki/Eva_Hesse (consulté la dernière fois le 23/11/2021)



Dorothée Dupuis, Ne (re)lâche rien : corps à corps virtuel avec le travail de Delphine Pouillé

Texte écrit dans le cadre de la Bourse Ekphrasis (ADAGP, AICA-France & Le Quotidien de l’Art) & publié dans Le Quotidien de l’Art n° 2446 / 8 septembre 2022, p.10-12